J'ai retrouvé des vieux billets dans mes archives, connus de certains, sûrement.

Mais pourquoi les cacher ! J'espère que vous aurez plaisir à les redécouvrir.

 

Merci Paulette - 1

octobre 2013

Milieu des années soixante. Je devais avoir treize ans, peut-être quatorze. Je me rappelle surtout que mes « grandes vacances » touchaient à leur fin puisque nous étions dans la première quinzaine de septembre. Le soleil d'été était encore bien en place.

Paulette, une amie d'enfance de maman, native comme elle de Saint-Maixent, petit village sarthois, rentrait elle aussi sur Paris.

Comme beaucoup de provinciaux-parisiens elle était venue passer quelques jours de vacances chez ses parents. Dans ces années-là le bourg était vivant, les petits commerces étaient existants et on y rencontrait tous ces saint-maixentais qui avaient émigré sur Paris quinze ans plus tôt, mais qui ne manquaient pas de revenir aux sources, en famille, dans leur petit village tranquille et serein. C'était un vrai plaisir d'aller acheter son pain car on savait qu'on y rencontrerait quelque connaissance. Les français ne boudaient pas encore leur campagne, leurs origines et la famille. L'Espagne n'était pas encore à la mode et les vacances à la mer n'étaient pas pour tout le monde.

C'est dire qu'il y avait du monde sur le quai de la gare de La Ferté-Bernard, un dimanche soir, veille de rentrée. Les automobiles n'étaient pas encore très nombreuses et le chemin de fer était depuis longtemps bien ancré dans nos habitudes.

Mamy, chez qui je passais très régulièrement la deuxième moitié de mes vacances d'été, m'avait « confié » à Paulette sur les ordres de Maman, toujours inquiète de savoir son rejeton hors de son indispensable protection.

N'ayant pas de voiture, Mamy sollicitait toujours Ernest et sa femme Marthe, amis de longue date, pour nous véhiculer jusqu'à la gare. Les douze kilomètres étaient parcourus dans la petite Renault 4L, carrosserie impeccable, chromes rutilants. Un peu serrés malgré tout, puisque nous étions cinq passagers dont deux seulement à partir vraiment !

Paulette, « vieille fille endurcie » devait avoir au moins deux valises, moi j'avais la mienne en carton bouilli avec renforts métalliques dans les coins et, bagage suprême, le carton à chaussures confectionné à la hâte, entouré d'une ficelle du genre de celles qui enserrent les ballots de paille. Ce carton, qui me fichait la honte, attitude normale de l'adolescent, se révélait être un véritable trésor pour Maman car il contenait très souvent un bouquet de persil, un pot de confiture et je ne sais quels autres produits du terroir si précieux quand on est citadin. D'ailleurs j'ai toujours entendu Maman dire à ses anciennes copines : « vous ne pouvez pas vous imaginer : à Paris, même un brin de persil on est obligé de l'acheter ! »

Arrivés à la gare, nous attendons sagement dans le bâtiment voyageurs. On s'agglutine près des portes donnant accès aux quais. Les portes s'ouvrent enfin sous le contrôle d'un employé de la SNCF et nous traversons les voies sur le passage de bois, spécialement aménagé pour atteindre le quai d'en face. Le passage souterrain n'existait pas encore. Nous respectons les ordres sans broncher. La prudence s'impose. Lorsqu'un train devait passer, on pouvait être rappelé à l'ordre par le chef de gare d'un coup de sifflet parce qu'on était trop près de la voie. Alors nous reculions d'un pas pour éviter le souffle d'un express ou celui d'un convoi de marchandises. Casquette blanche vissée sur le crâne, il donnait de la voix, malgré le bruit ambiant. Enfin il annonce que notre train entre en gare : « La Ferté, La Ferté-Bernard, 2 minutes d'arrêt ». Précipitation et agitation sur toute la longueur du quai, car les partants embrassent ceux qui restent, les valises et les cartons à chaussures sont pris en mains, on presse le pas, deux en avant, trois en arrière pour se trouver face à une porte qu'un voyageur plus hardi que les autres aura bien voulu ouvrir. Les bagages sont posés sur les marches, car elles sont hautes, on se hisse en s'aidant de la main montoire, on pousse les valises devant nous ; ça y est nous sommes dans le train, il ne partira pas sans nous !

Ensuite, seul, à partir du quai, le chef ferme toutes les portes du train (et il y en avait...!), vide à nouveau ses poumons dans son sifflet et donne le départ au conducteur avec son guidon de départ métallique articulé (fermé il est rouge, ouvert il est blanc avec une bande verte au milieu) et comme La Ferté est une gare en courbe, il se devait d'avancer jusqu'à être vu par le conducteur.

Paulette devant moi s'engouffre dans le couloir, car les voitures étaient encore à compartiments. Chacun s'active pour trouver « la place » encore libre. En face de nous se précipitent également ceux qui sont entrés par l'autre porte, ils viennent à notre rencontre...la bataille sera rude. Notre train souvent formé au Mans était déjà bondé en arrivant à La Ferté-Bernard.

La chaleur de l'été en cette fin d'après-midi se fait sentir dans les voitures. Des nuages de fumée contribuent à donner une atmosphère de tripot. Des gens accoudés aux fenêtres du couloir, vitres baissées, cigarette aux lèvres, nous dévisagent. Certains rentrent leur ventre pour qu'on puisse passer, d'autres se dépêchent de rentrer dans leur compartiment pour éviter de se faire piquer leur place. La chasse est ouverte !

Et puis d'un coup je vois Paulette disparaître dans un des compartiments. Elle a trouvé une place ! J'arrive à sa hauteur et je m'aperçois qu'il y a déjà sept autres personnes assises. Trop contente de s'être casée elle range déjà ses bagages dans les filets qui leur sont attribués et me dit le plus naturellement du monde : « oh, tu vas bien trouver une place un peu plus loin... ».

 

Merci Paulette - 2

Me voici donc parti à la recherche d'une hypothétique place assise.

Adolescent timide, je ne cherche pas à m'aventurer dans les autres voitures, je voulais rester non loin de ma « protectrice ». Tout compte fait je préfère rester debout dans le couloir, valise à mes pieds et carton à chaussures dessus. Je m'accoude à la rambarde et regarde défiler le paysage, d'autant plus que nous allons bientôt passer au Theil sur Huisne, là où j'apercevrai peut-être Tonton Louis ou Tante Laurie dans leur jardin puisque leur maison jouxte la ligne de chemin de fer. Le train a déjà pris de la vitesse mais je sais me repérer car c'était devenu une habitude, à chaque fois, immanquablement nous jetions un œil de ce côté. Même encore maintenant, alors qu'ils nous ont quittés il y a fort longtemps, j'aime entrevoir ce petit carré de verdure où jadis j'ai appris à faire du vélo quand j'étais en vacances chez eux. Pas de chance, je n'aperçois ni l'un ni l'autre mais tout de même un peu de lumière dans la maison. Le cœur serré, je les envie très fort, eux qui habitent la campagne et moi qui remonte sur Paris, loin de mes arbres et de mes oiseaux.

Le train file sur Nogent le Rotrou, prochain arrêt en Eure et Loir.

Paulette, une fois bien installée, par acquit de conscience, se lève et me rejoint dans le couloir, me dit qu'une place se libèrera sûrement et part aux toilettes en se frayant un chemin dans le couloir encombré.

Un vieil homme à mes côtés me glisse dans le creux de l'oreille : « l'a pas l'air commode ta mère, mon p'tit gars ! ».

Je lui explique la situation, ce qui le fait bien rire.

Paulette est revenue et le train perd un peu de vitesse dans la décélération très caractéristique d'une arrivée en gare.

A ce moment une dame, valise en main sort d'un compartiment voisin pour se diriger vers la sortie.

Je ne bouge pas. Je n'ose pas me précipiter pour prendre sa place. La bienséance veut qu'un adulte aille s'asseoir. Mon vieux voisin me pousse du coude et insiste très activement pour que j'aille rejoindre les sept autres passagers du compartiment. J'abdique devant son insistance avec l'approbation des quelques passagers restés debout autour de nous.

« Bonjour messieurs, dames ». Armé de ma valise et de mon carton tout ficelé je prends place entre une dame et un dormeur. J'arrive à hisser ma valise à côté des autres mais je garde mon carton par manque de place. Je le mets sur mes genoux. Je m'installe.

A ma gauche, le dormeur. A ses côtés, une femme, la sienne assurément puisque la tête de l'un repose sur l'épaule de l'autre. Face à elle, un monsieur lit son journal et sa voisine de gauche tricote. Face à moi un monsieur dévore un roman policier. A ma droite une dame regarde le paysage par la fenêtre, face à elle, blottie contre cette même fenêtre un ange blond me regarde. Elle devait avoir mon âge.

La petite demoiselle portait une jolie robe fleurie.

C'était l'époque où les filles étaient habillées en filles ; elles portaient avec élégance tous ces vêtements qui leur étaient dédiés. La fille ou la femme la plus banale devenait gracieuse parce que sa silhouette était, de cette façon, mise en valeur. Les filles, par le fait, nous montraient leurs gambettes, quelquefois un peu plus, ce qui leur donnait un charme supplémentaire et qui faisait que nous les admirions, que nous les respections.

La blondinette avait les cheveux longs, tirés en arrière et rassemblés en queue de cheval. Ses épaules et ses bras nus avaient la couleur du pain doré. Quand elle se calait bien au fond de la banquette sa robe remontait à mi-cuisses. Il n'en fallait pas plus pour que mon cœur de jeune romantique s'enflamme et batte la chamade.

Petit à petit la lumière du compartiment devenait supérieure à celle du dehors, si bien que tout se reflétait dans la vitre vers laquelle je me tournais.

Je m'aperçus bien vite qu'elle me cherchait des yeux dans cette vitre qui renvoyait nos silhouettes. Moi, je ne pouvais plus détacher mon regard du sien. De temps à autres je le détournais et m'assurais que la dame d'à côté, sa mère, ne soupçonnait rien. La petite princesse en profitait pour me dévisager très brièvement. Son père, absorbé par son roman de série noire était loin d'imaginer que Cupidon décochait ses flèches.

Les gares étaient avalées les unes après les autres. La nuit tombait, nous étions seuls au monde.

Ce fut bien la première fois que je trouvais ce voyage trop court quand nous arrivâmes à Versailles-chantiers.

Le papa se leva, descendit deux valises tandis que la mère attrapa un sac au-dessus d'elle et le tendit à ma dulcinée qui se mit debout également. Je la découvrais pour la première fois de la tête aux pieds. Quel joli brin de fille !

Elle me regarda, le visage grave. La mère ouvrit la marche et sortit du compartiment, suivie par la demoiselle qui, je l'ai toujours pensé, en passant devant moi fit exprès de m'effleurer la main de sa jambe bronzée. Le père, étranger à cette mise en scène fermait les rangs.

Sitôt disparue dans le couloir je me levais et pris sa place au coin de la fenêtre. La banquette encore chaude me fit battre le cœur de plus belle. Le train s'arrêta en gare pour libérer ses passagers mais je ne la revis plus jamais. Elle se promène épisodiquement dans ma mémoire, il y a plus de cinquante ans de cela...

Arrivés à Paris-Montparnasse, Paulette me rejoignit sur le quai et nous prîmes le métro.

Je n'ai jamais pensé à la remercier pour m'avoir involontairement fait découvrir mes premiers émois amoureux.